L'héritage des Lumières

À la fin du XVIIIe siècle, on assiste en Allemagne à la naissance et à la diffusion d’un terme technique : « Aufklärung » qui sera traduit avec le temps dans la plupart des langues européennes (Lumières en français, Ilustración, en espagnol, Illuminismo, en italien, Iluminismo en portugais, Enlightenment en anglais). Le terme allemand provient d’une expression météorologique qui désigne l’éclaircie du ciel (« es klärt auf »). Pris dans une forme transitive, le verbe aufklären (au sens français d’éclairer) signifiera l’action intellectuelle et pédagogique visant à libérer les esprits de leur ignorance et de leurs superstitions.

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Jean-Jacques Le Barbier, Déclaration des droits de l'homme et du citoyendétail, 1789.

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Saint Augustin dans son cabinet de travail (par Botticelli et Ognissanti, vers 1480).

Fortune de deux métaphores

Dans la pensée occidentale, les métaphores de la lumière et de la vue sont très tôt associées à l’idée de perception et de connaissance, comme en témoigne cet extrait des Confessions de saint Augustin :  

« C'est aux yeux en effet qu'appartient en propre la vision. Mais nous usons de ce terme même pour les autres sens, lorsque nous les appliquons à connaître. Oui, nous ne disons pas : “ Écoute comme cela brille ”, ni : “ Sens comme cela luit ”, ni : “ Goûte comme cela resplendit ”, ni “ Touche comme cela éclaire ”. C'est “ voir ” que l'on emploie, en effet, dans tous ces cas. Or nous disons non seulement : “ Vois comme cela brille ” —et cela, les yeux seuls peuvent le percevoir —mais aussi : “ Vois comme cela résonne, vois comme cela sent, vois comme cela a du goût, vois comme c'est dur ”. » (Confessions, X, 35, 54). 

Au début du XVIIIe siècle, l’expression « les lumières » désigne toujours un ensemble de connaissances et d’expériences auquelles on attribue deux origines distinctes : les lumières de la Révélation, issues de la foi et les lumières dites « naturelles », issues de l’exercice de la raison. Mais c’est en référence aux lumières de la foi qu’on évoque les lumières de la philosophie ou de la science. Avec la remise en cause progressive des religions, l’esprit philosophique va s’approprier cette image de la lumière et repousser dans les « ténèbres » l’expérience religieuse.

En Allemagne, sous l’impulsion du philosophe Emmanuel Kant, on assiste à la naissance et la diffusion d’un terme technique : « Aufklärung », traduit avec le temps dans la plupart des langues européennes (Lumières en français, Ilustración, en espagnol, Illuminismo, en italien, Iluminismo en portugais, Enlightenment en anglais). Le terme allemand provient d’une expression météorologique qui désigne l’éclaircie du ciel (« es klärt auf »). Pris dans une forme transitive, le verbe aufklären (au sens français d’éclairer) signifiera l’action intellectuelle et pédagogique visant à libérer les esprits de leur ignorance et de leurs superstitions.

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Emmanuel Kant (1724-1804)

 

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La page de titre de L'Encyclopédie. Paris, 1751.

 

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Émile Chartier alias Alain (1858-1951)

Qu'est-ce que les Lumières ? 

En 1780, Immanuel Kant tente de définir l’esprit de ce qu’on appellera, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, « le siècle des Lumières ». Dans un article de quelques pages demeuré célèbre, le philosophe allemand développe toute une série de réflexions. Il souligne d’abord l’importance pour tout un chacun de sortir de sa « minorité », c’est-à-dire d'apprendre à penser par soi-même et à se libérer des « tuteurs de l’esprit » (entendons : les prêtres, les doctrinaires de tous poils). Il formule ainsi la devise des Lumières : Sapere aude ! (« aie le courage de te servir de ta propre intelligence »).

Pour autant, notre philosophe ne prône pas une remise en cause radicale de l’ordre social et politique. Il distingue des situations où l’on doit obéir et faire uniquement un usage « privé » de la raison (l’observance des lois dans l’espace social, des ordres dans le contexte militaire, du catéchisme au sein de l’Église, etc.) ; dans d’autres cas, on se doit en revanche d'exprimer son avis et de chercher à améliorer les institutions en critiquant leurs vices (faisant cette fois un usage public de la raison, au sein par exemple de débats politiques).

Parallèlement à ces considérations, Kant formule une critique du dogmatisme religieux. Selon lui, le savoir éternel de la religion est soumis à l’évolution des siècles et doit, d’une certaine manière, s’adapter au mouvement de l’histoire, suivre son progrès (idée essentielle de l’esprit des Lumières). Sa critique concerne aussi le pouvoir politique : tout en faisant l’éloge du souverain de son époque, Frédéric le Grand, le philosophe allemand s’interroge sur la souveraineté du peuple : « La pierre de touche de tout ce que l'on peut ériger en loi pour un peuple est dans cette question : ce peuple pourrait-il bien s'imposer à lui-même une pareille loi ? »

Côté français, des auteurs tels que Voltaire, Rousseau et Diderot illustrent eux aussi brillamment le nouvel esprit du temps. Notamment avec cette incroyable aventure intellectuelle qu’est L’Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, ouvrage publié de 1751 à 1772, comprenant une trentaine de volumes rédigés par plus de 150 auteurs sous la direction de Diderot et d’Alembert. Avec cette diffusion du savoir s’affirment peu à peu de nouvelles valeurs qui vont bouleverser l’Ancien Régime : L’indépendance d’esprit ; Une préfiguration de la laïcité, à travers la critique des religions et la volonté de séparer les pouvoirs politique et religieux ; la quête du « vrai » à travers l’affirmation de la raison et la diffusion de la culture scientifique ; l’universalité du genre humain, avec l’élaboration et la déclaration des droits de l’Homme, manifeste des valeurs de liberté et d’égalité.

Cette émancipation des mentalités va toutefois engendrer une nouvelle forme de dépendance et de confiance optimiste en l’essor de la raison et de la science. Aux religions révélées (christianisme, judaïsme, islam), on tend à opposer tout d'abord une religion dite « naturelle » susceptible de réconcilier tous les hommes : « La religion est la voix secrète de Dieu, qui parle à tous les hommes ; elle doit tous les réunir, et non les diviser ; donc toute religion qui n'appartient qu'à un peuple est fausse. La nôtre est dans son principe celle de l'univers tout entier ; car nous adorons un Être suprême comme toutes les nations l'adorent, nous pratiquons la justice que toutes les nations enseignent, et nous rejetons tous ces mensonges que les peuples se reprochent les uns aux autres... » (Voltaire, Sermon des Cinquante, 1776).

Mais l'« Être Suprême », auquel Voltaire fait ici allusion, est bientôt confondu avec la Raison et la science, domaines de l’esprit survalorisés au cours du XIXe siècle, en particulier par les courants de pensée positivistes. Le philosophe français Alain (Émile Chartier), fervent apôtre de la laïcité et du rationalisme, déclare encore en 1901 : « La Raison, c’est bien là le Dieu libérateur, le Dieu qui est le même pour tous, le Dieu qui fonde l’Égalité et la Liberté de tous les hommes, qui fait bien mieux que s’incliner devant les plus humbles, qui est en eux, les relève, les soutient. Ce Dieu-là entend toujours lorsqu’on le prie, et la prière qu’on lui adresse, nous l’appelons la Réflexion. C’est par la Raison que celui qui s’abaisse sera élevé, c’est-à-dire que celui qui cherche sincèrement le vrai, et qui avoue son ignorance, méritera d’être appelé sage. » (Alain, Le Culte de la Raison comme fondement de la République, 1901).

 

 

 

 

 

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Johann Gottfried Herder (1744-1803)

 

 

 

 

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Léon Chestov (1866-1938)

La remise en cause du culte de la Raison

Malgré cet optimisme et cette foi rationalistes, l’esprit des Lumières ne fera pas l’unanimité, loin de là.

Dès la fin du XVIIIe siècle, des poètes comme Novalis (1772-1801, auteur des Hymnes à la Nuit) ou Goethe dénoncent la conception anthropocentrique de l’Aufklärung et sa vision mathématique de la lumière : « Quoi donc ! La lumière ne serait là que lorsque vous la voyez ? Non ! C'est plutôt vous qui ne seriez pas là si la lumière elle-même ne vous voyait. » (Goethe, Entretiens).

Le philosophe allemand Johann Gottfried Herder (1744-1803) va quant à lui critiquer l’universalisme de la pensée des Lumières au profit d’une théorie de la diversité culturelle et du génie des peuples. En 1774, il publie l’essai Une autre philosophie de l’histoire, dans lequel il développe l’idée de « génie national » (Volksgeist). À ce titre, il apparaît comme l'un des pères fondateurs du relativisme culturel remettant en cause l'idée d’une supériorité de nature de la civilisation européenne.

Témoins des atrocités des deux guerres mondiales, les philosophes Max Horkheimer (1895-1973) et Theodor W. Adorno (1903-1969) vont d’une certaine manière en faire porter la responsabilité au culte de la Raison cher à certains philosophes des Lumières et déclarer : « La Raison est plus totalitaire que n’importe quel autre système. Pour elle, tout processus est déterminé au départ […] Le penser se réifie en un processus automatique autonome, concurrençant la machine produite par ce processus, afin que celle-ci finisse par le remplacer » (La dialectique de la raison, 1944). Exercée sans mesures éthiques, la raison scientifique peut en effet engendrer des monstres.

L’écrivain et philosophe russe Léon Issaakovitch Chestov (1866-1938) a développé quant à lui une critique plus existentielle, se demandant si la raison ne conduit pas à une nouvelle forme d’obscurantisme et de « sommeil » bien-pensant, assoupissant la veille et l’inquiétude légitime de la conscience : « Ce que nous a donné Kant, ce n’est pas la critique, c’est l’apologie de la raison pure : comment Kant a-t-il posé la question ? La science mathématique existe, les sciences naturelles existent ; y a-t-il place pour une science métaphysique dont la structure logique serait identique à celle des sciences positives qui se sont déjà justifiées ? C’est là ce que Kant appelait « critiquer », « se réveiller du sommeil dogmatique » ! Mais il fallait avant tout poser la question de savoir si les sciences positives s’étaient vraiment justifiées, si elles avaient le droit d’appeler « connaissance » leur savoir ? Ce qu’elles nous apprennent n’est-ce pas illusion et mensonge ? » (Dostoïevski et la lutte contre les évidences, 1922).

C'est au nom d'une vision plus spirituelle et littéraire que Chestov entend nous mettre en garde. Pour cela, il recourt à la prose très vive de Dostoïevski qui, dans un récit peu connu (Le Souterrain, 1864), nous interpelle en ces termes : « Deux fois deux quatre, messieurs, ce n’est déjà plus la vie, c’est la mort. En tout cas, l’homme a toujours craint ce « deux fois deux quatre » et moi, j’en ai peur encore maintenant. Il est vrai que l’homme ne s’occupe que de rechercher ce deux fois deux quatre..., il sacrifie sa vie à ces recherches, mais quant à le trouver, à le découvrir véritablement — je vous jure qu’il en a peur... Mais deux fois deux quatre, c’est, à mon avis, une simple impudence. Deux fois deux quatre nous regarde insolemment ; les mains sur les hanches il se plante en travers de notre route et nous crache au visage. J’admets que deux fois deux quatre est une chose excellente, mais s’il faut tout louer, je vous dirai que deux fois deux cinq est aussi une chose charmante. »

À lire ces lignes, on réalise que la raison seule n'est pas la vérité !

 

 


Mots et idées suggérés par les participants aux ateliers

Évian : Autonomie – discernement – ouverture – liberté – sciences – raison – ombres – lucidité – innovation – espérance – conscience – réverbère – progrès – désenchantement – déshumanisation – courage – limites – rayonnement – totalitarisme – vérité – pensée unique – domination – énergie – esprit critique – mesure – croyances – traditions.

Montreux : Raison – philosophie – réflexion – penser par soi-même – autonomie – libération des anciens schémas – liberté – obscurantisme – élan (créateur, vital) – Diderot – Voltaire – Kant – connaissance – sagesse – révélation – savoir – discernement – tolérance – conscience – intelligence.

Extraits de textes commentés TextesLumières2018TextesLumières2018 (64.18 Ko)

1. Emmanuel Kant (1724-1804) Éléments métaphysiques de la doctrine du droit, « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Traduit de l’allemand par Jules Barni.

2. Alain (Émile Chartier) (1868-1951), « Le Culte de la Raison comme fondement de la République ». Revue de Métaphysique et de Morale, janvier 1901.

 

Références bibliographiques

CASSIN Barbara (dir.), Vocabulaire européen des philosophies : dictionnaire des intraduisibles, Le Seuil/Le Robert, Paris, 2004.

CHESTOV Léon, Dostoïevski et la lutte contre les évidences, traduit du russe par Boris de Schlœzer. Nouvelle Revue Française, t. 18, Paris, 1922.

FINKIELKRAUT Alain, La défaite de la pensée, Folio Essais / Gallimard, Paris, 1989.

HORKHEIMER Max et ADORNO Theodor W., La dialectique de la raison. Fragments philosophiques, traduit de l’allemand par Éliane Kaufholz. Tel/Gallimard, Paris, 1983.


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